Culture et public: un enjeu commun sur Internet
Le projet de loi "création
et Internet" destiné à lutter contre le piratage des œuvres musicales et
cinématographiques sur Internet, intervient moins de 2 ans après la loi dite
"DAVSI" d'août 2006, laquelle fut, on le sait, la source
d'affrontements et de polémiques. Depuis lors le paysage technologique et
économique n'a cessé d'évoluer très rapidement, mais la fraude a continué à se
développer, et le marché mondial du disque à s'effondrer, en dépit de la
progression des ventes de musique en ligne, qui sont cependant encore loin de
compenser la baisse vertigineuse des ventes de CD.
Comme le précédent, le nouveau
texte de loi semble annoncer un combat frontal et quelque peu caricatural entre
les militants du "tout-gratuit", et les défenseurs de la
création. A l'évidence, à s'en fier du moins à "la montée des
tensions" que l'on peut d'ores et déjà percevoir, le gouvernement, pas plus qu'il y a deux ans, ne semble avoir
su trouver l'équilibre entre les préoccupations des internautes d'un côté, et
les droits moraux et à rémunération des artistes de l'autre: c'était pourtant
son rôle, et même son devoir. Faut-il s'en étonner, dans le contexte actuel
d'affaiblissement de la politique culturelle ? Les uns vont crier à
l'atteinte aux libertés et diaboliser les "majors" du disque, accusées d'archaïsme, tout en feignant
d'ignorer l'intérêt des grands acteurs du numérique, pourtant autrement plus puissants, à l'absence de règles, les
autres seront prompts à encourager d'éventuelles tentations répressives, tout
en négligeant les pratiques nouvelles issues de la révolution numérique ou le
développement du logiciel libre. Le clivage sur ce sujet traverse aussi, nous le constatons, les partis
politiques, de gauche comme de droite. Bis repetita?
Qu'il nous soit ici permis de
dire que l'alliance entre le public et les artistes est plus que jamais
indispensable, et qu'il nous faut lutter, toujours et encore, contre le danger
de l'uniformisation culturelle, qui menace la diversité et le pluralisme. Et
qu'il nous soit permis de rappeler combien le droit d'auteur, héritage des
Lumières et de la Révolution française, est non seulement l'outil de défense et
de rémunération des auteurs, des artistes, des producteurs, en particulier
indépendants, mais encore une condition indispensable de la liberté du public,
c'est à dire du peuple, dans la multiplicité et la richesse de ses composantes
et de ses aspirations.
Nous ne voulons pas d'une
mondialisation à sens unique, qui ne bénéficie qu'aux produits formatés et à
ceux qui les diffusent. La diversité culturelle n'est pas l'apanage d'une
minorité qui jouirait seule du privilège d'accéder aux œuvres de
l'esprit, elle est au contraire un bien
commun de l'humanité, qui doit être largement partagé. Elle est un droit et une
valeur, et le droit d'auteur en est le garant. La logique marchande se nourrit
d'une absence, celle de la régulation, sur Internet comme ailleurs, et ses
thuriféraires veulent nous faire croire qu'il est vain de vouloir instaurer des
règles dans l'ère numérique, parce que les avancées technologiques iraient
toujours plus vite que les dispositifs juridiques conçus pour les maîtriser, et
que la gratuité serait désormais un fait, un acquis, une indépassable
frontière. Nous refusons cet économiquement correct, ce technologiquement
insurmontable, que l'on tente de nous imposer et qui ne sont que des
soumissions paresseuses à la loi du marché.
Qui sont les forts et qui sont
les faibles, aujourd'hui, sur le net ? Les artistes et les producteurs de
contenu, ou bien les fabricants de matériel, les fournisseurs d'accès et les
opérateurs de télécommunication ? Poser la question c'est y répondre. C'est
pourquoi la réglementation et la redistribution libèrent, tandis que le laisser
faire opprime, en favorisant ceux qui
le sont déjà. La récente crise financière mondiale vient de remettre à l'ordre
du jour l'intervention publique, y compris dans les pays qui y étaient
jusqu'ici les plus réticents. Il n'y a pas plus de révolution numérique libre
et créative sans respect de la diversité de l'offre et prise en compte de
l'intérêt général que de mondialisation heureuse sans rôle correcteur des
pouvoirs publics.
Mais nous ne voulons pas non plus
d'une répression sans nuances qui s'abattrait sur les internautes, jeunes et pauvres de préférence, ou qui les
poursuivrait sans cesse en scrutant le moindre de leur clic: la société de
surveillance ne peut pas être l'horizon culturel du 21e siècle.
Les dynamiques d'Internet, en étendant les réseaux, en créant de la richesse
économique, sont susceptibles de multiplier les contenus: dans un tel contexte
la confiance, qui facilite, doit prévaloir sur la défiance, qui restreint ou
entrave. La diffusion des œuvres s'accélère de façon considérable; il ne
s'agit pas de la corseter.
En revanche, la confiance ne
saurait signifier la naïveté. Si le piratage n'est pas combattu, ce sont les
industries de la création qui s'effondreront, alors qu'elles constituent un
atout majeur de notre pays dans la nouvelle économie de l'immatériel. Si tout
est gratuit, c'est l'exception culturelle qui disparaîtra, renvoyant
brutalement auteurs et poètes au "temps jadis", celui d'avant la
conquête de leur droits, celui d'avant la justice, celui de la spoliation du
fruit de leur travail. Car le droit
d'auteur est une conquête sociale, une conquête culturelle, donc politique.
Les partisans du tout marché et
de la dérégulation tentent d'opposer les créateurs et les publics, en faisant
appel à ceux-ci en tant que
consommateurs. Déjouons ce piège. Pour les uns et pour les autres, l'enjeu de
civilisation est le même, et l'intérêt profond est commun, si bien que le
combat peut l'être aussi : celui d'une production culturelle sans cesse plus
riche et plus diversifiée dans un univers en plein bouleversement, celui d'un
élargissement de la culture, du savoir, de la connaissance au bénéfice de tous.