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Marie-Pierre RAMOS
18 juin 2008

Fantômes apaisés - Ceci fait partie de mon Histoire

Soixante-dix ans après la guerre civile, les victimes du franquisme sortent enfin de l’oubli. Dans un village andalou, le tournage d’un film a aidé à délier les langues. Et poussé la mairie à dresser une stèle en mémoire des républicains fusillés.

"La mairie informe que ce soir, à 19 heures, sera projeté le film de notre compatriote José Maria Gordillo, le Mur des oubliés. Ne ratez pas le rendez-vous !" ont annoncé les haut-parleurs fixés au clocher de l’église. A Valle de Abdalajis, jolie bourgade de 2 900 habitants près de Malaga, il n’y a pas eu cinéma depuis des lustres. Et à l’heure dite, la salle est comble. "Ce film parle du village, de notre passé, de notre mémoire douloureuse. 70 ans après, il répare une injustice", introduit le maire, solennel. Pendant la projection, le silence n’est interrompu que par des sanglots étouffés. Au générique de fin, la plupart s’en vont sans mot dire, chavirés par l’émotion, après une étreinte furtive au réalisateur. D’autres tiennent à faire durer cet instant. Telle Pepa, la quarantaine, dont un oncle a été exécuté par les franquistes en 1940, peu après la guerre civile : "Quel moment pour moi ! Il y a une blessure indélébile, celle de la perte. Mais celle de l’oubli a été guérie." Durant le week-end, deux autres projections prolongeront la catharsis, avec 350 entrées au total. Pas un seul spectateur de droite. Cette droite qui n’a toujours pas coupé le cordon ombilical avec le franquisme.

Emporté à dos de mule

"Quand le film est projeté en France, c’est une fenêtre. Ici, bien mieux encore, c’est un miroir", dit le réalisateur, ému (1). Pour les gens du village où, enfant, il passait ses vacances d’été, il est "José Maria". Mais Joseph Gordillo, 43 ans, est né à Marly, près de Metz. Son père Manuel, dont la lignée est enracinée à Valle de Abdalajis, fut forcé à l’exil en France, avec sa femme, au milieu des années 60. Il fuyait la misère, les humiliations faites aux rojos (les rouges) et un traumatisme familial. Le 6 décembre 1946, Manuel Gordillo a 9 ans. La guerre civile est finie depuis bien longtemps, mais dans les maquis, des résistants antifranquistes donnent du fil à retordre au caudillo. Son père, qu’il admire tant, en est un. Ce soir-là, il s’est réfugié dans la maison familiale. "Il est 22 h 15. Nous mangeons des pâtes. L’ambiance est joyeuse. Soudain, deux gardes civils défoncent la porte et s’emparent de mon père", raconte Manuel, au début du film. Peu après, l’enfant entend les coups de feu fatals. Son père a été dénoncé par un voisin. Le cadavre est emporté à dos de mule. Jamais on ne saura où il a été jeté.

Durant son enfance à Marly, quand Joseph Gordillo demande qui est ce jeune homme en uniforme dont la photo noir et blanc trône en haut de l’escalier, son père lui répond juste : "C’est ton grand-père mort à la guerre." "Il avait emmené la peur et le silence dans ses valises. J’ai compris que j’étais fils de ce silence", dit aujourd’hui Joseph. Bien plus tard, à force d’insistance, le récit s’étoffe. En 1939, le grand-père républicain a fait trois ans de prison à Malaga. Puis il a pris les armes contre Franco, au nom des idéaux de la République renversée. Pour son petit-fils, c’est "un héros", resté sans tombe ni épitaphe, enterré comme une bête.

A la différence des victimes franquistes, objets de tous les honneurs jusqu’à la fin de la dictature, en 1975. "Cette injustice m’obsédait. Dans les villages de Lorraine, les morts de Verdun, qu’ils soient du côté des vainqueurs ou des vaincus, ont tous droit à leur cimetière. Pas en Espagne." Lorsque Gordillo décide en 2003 d’entreprendre un film enquête sur l’histoire du village familial, c’est l’époque où, en Espagne, d’autres petits-fils de "rouges" exécutés commencent à ouvrir des charniers. Le reporter fait un serment : "Un jour, grand-père, tu auras une tombe."

 

"Sujet tabou"

Au début, le petit-fils de Francisco Gordillo Alba se heurte à un silence de plomb. "T’es complètement dingue, Tu ne pourras rien, le sujet est tabou !" A la Maison de la culture, face un parterre perplexe, le journaliste va droit au but : "Je cherche à savoir où gît mon grand-père. Pouvez-vous m’aider ?" Peu à peu, timidement, des mains se lèvent, des langues se délient. On ne sait rien sur son grand-père, mais chacun ou presque a une histoire à raconter. Pour la première fois, ils évoquent en public un parent exécuté, leur ignorance de son sort, leur désir de localiser ses restes. "Je pensais être un cas isolé. Or, partout, sous le vernis du silence, les plaies étaient purulentes, se souvient Joseph. J’ai senti que leur besoin de mémoire était encore plus grand que le mien." Ce jour-là, Francisca Romero, dite Paqui, petite-fille d’un républicain fusillé, exulte. "J’avais tellement envie d’en savoir plus, mais je n’osais pas,Au fond de moi, j’attendais que quelqu’un dévoile tout ça au grand jour. José Maria [Joseph, ndlr] était le seul à pouvoir le faire, car il est d’ici et d’ailleurs à la fois…"

Dans le Mur des oubliés, des enfants de victimes du franquisme, très âgés, se confient à la caméra, une photo de "leur" défunt à la main. Des témoins précieux, dont sept sont décédés depuis la fin du tournage en 2006. L’enquête de Joseph Gordillo a permis de reconstituer le puzzle de la répression locale. Fin 1936, dix propriétaires sont tués par des anarchistes. Deux mois plus tard, en représailles, une vingtaine de gens de gauche, dont le grand-père de Paqui, sont fusillés. Au total, 78 rouges auraient été exécutés par des phalangistes locaux, et leurs corps jetés dans quatre fosses communes, à la sortie du village. A la surprise du documentariste, la plupart des jeunes ignorent tout de ce pan de l’histoire du village, certains jusqu’au nom de Franco… Les conservateurs, eux, le regardent de travers, jugeant que le film "rouvre inutilement des blessures". Nostalgique du franquisme, le maire d’alors (battu en 2007 par la gauche) fait obstruction. En cachette, Joseph accroche à un mur du cimetière une plaque en cuivre gravée, à la mémoire de «ceux qui ont lutté pour la liberté». Le lendemain, il y filme une cérémonie inédite. Les descendants, parmi lesquels son propre père, se recueillent en silence, une fleur et une photo à la main.
l’avait prévenu son ami d’enfance Pepe. raconte-t-elle dans son salon.

Le fossoyeur n’a plus peur

La nouvelle équipe municipale a, elle, pris le parti de soutenir ce travail de mémoire. Le fossoyeur, jusque-là mort de peur, ne craint plus d’exhiber aujourd’hui des crânes troués par des balles sans doute tirées à bout portant. "Lorsque le cimetière a été refait en 2002, des dizaines de cadavres ont été sortis de terre. Des excommuniés et aussi des fusillés de la guerre. Avant, on me demandait de les brûler ou les cacher","Quel besoin de remuer tout ce merdier ?" demande ainsi Pedro Gil, 62 ans, patron du bar Gimenez. Le pharmacien Juan Carlos, dont un parent a été fusillé par des anarchistes, pense que "le sujet est dépassé" et que "tout cela accentue le ressentiment entre les descendants des deux camps".lâche-t-il. Pour les gens de droite, il reste inutile d’exhumer ce passé nauséabond.

Ouvrir les fosses communes du Valle de Abdalajis, beaucoup de villageois l’auraient souhaité pour offrir une sépulture digne à leurs disparus. Cela ne se fera pas : "Sous la terre, tout a tellement dû être remué","Symboliquement, ce sera l’emplacement de mon père." 60 ans après le traumatisme de son assassinat, Manuel reconnaît que le film lui a permis "pour la première fois, de prendre congé de (son) père". admet Manuel Gordillo. Il se console car la mairie a obtenu une subvention de 6.000 € pour ériger une stèle en mémoire de ces disparus :

(1) http://www.le-mur-des-oublies.labascule.tv/index.php


150.000 républicains exécutés

Le putsch du général Franco, en juillet 1936, met fin à à la seconde République et déclenche une guerre civile entre nacionales et républicains. En 1939, le conflit se termine par la victoire du Caudillo. Avec un demi-million de victimes et 400.000 exilés, le pays est exsangue et la répression perdure. Aidé par la phalange, le régime franquiste incarcère, fusille ou ostracise les opposants. Pendant les 40 ans de dictature, jusqu’à la mort de Franco en 1975, quelque 60.000 victimes nacionales seront enterrées avec les honneurs par le régime. Les 150.000 républicains exécutés seront eux jetés dans des charniers et tomberont dans l’oubli. En 2006, le gouvernement Zapatero vote une loi de «réparation» en faveur des descendants des républicains exécutés. Elle soutient l’ouverture des fosses communes. Rien qu’en Andalousie, 35.000 corps reposeraient dans 460 charniers. Le plus vaste serait celui de San Rafael à Malaga, d’où 1.000 corps ont déjà été exhumés mais où 3.000 attendent toujours…

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