Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Marie-Pierre RAMOS
16 juin 2008

Le prix du pain et la vie chère, par Laurent Greilsamer

anonymous_le_pain_2203440Jules Romain, pas le célèbre romancier, un homonyme, n'a pas été entendu. Plus d'un siècle après son appel pour que le pain soit "gratuit et obligatoire", il faut constater son échec. Le pain n'est ni obligatoire ni gratuit! C'était pourtant du plus bel effet, son envolée très IIIe République. On l'imagine la cravate au vent, devant un attroupement : "Elevons la boulangerie à la hauteur d'institution : pain gratuit et obligatoire." Cela claque bien. C'était en 1887.

Depuis, le pain s'est bonifié. Le pain, c'est devenu du gâteau. On le déguste comme des tartelettes à la framboise, le petit doigt en l'air. Des spécialistes en panification peuvent disserter gravement sur la densité et la couleur de la robe de la mie ; et la croûte a parfois la douceur et le craquant du caramel. Bref, c'est à se damner. On fait la queue chez son boulanger, et lui demander une baguette, une simple baguette, est presque un crime, alors que des croquises, des seigles tranchés, des fougasses à ceci et à cela, des ficelles aux olives et des pains aux figues vous narguent, là, tendres et chauds.

C'est cher ? Très cher ! La baguette parisienne, dans son plus simple appareil, coûte plus de 6 francs (90 centimes). Nous traduisons en francs pour mieux saisir la folie du temps. Dans la perception de la vie chère, le pain joue un rôle similaire à celui du litre de gazole. Et même plus dans la mesure où nous restons persuadés, au plus fort de nous-mêmes, que le pain constitue la base de notre alimentation ; qu'il transmet aux travailleurs sa fibre et son muscle comme le steak transfuse son sang ; qu'il donne à la République son équilibre ; qu'il est en somme tout à la fois laïque et sacré. Le pain, c'est du gâteau, mais c'est aussi la France !

C'est ce qu'a très bien compris Steven L. Kaplan, un historien américain devenu le grand spécialiste de la meunerie et de la boulangerie. Le seul, l'unique, un maître. Ce n'est pas la première fois qu'un historien étranger vient magnifiquement nous donner une leçon de curiosité et d'intelligence (on pense à l'historien Robert O. Paxton, qui a puissamment contribué à nous ouvrir les yeux sur le régime de Vichy).

Dans le cas présent, Kaplan nous propose une somme de plus de 1 100 pages aux éditions Fayard. Cela s'appelle Le Pain maudit. C'est sous-titré Retour sur la France des années oubliées, 1945-1958. Soyons honnête : nous n'avons pas encore tout lu, mais nous sommes déjà conquis.

Steven L. Kaplan revient sur un terrible fait divers survenu dans le Gard, à Pont-Saint-Esprit, en 1951. La France se relève alors péniblement des conséquences de la guerre. La hantise du ravitaillement est encore présente. Si les coupons pour acheter du pain ont disparu, le bon pain reste rare ; les farines disponibles sont médiocres, coupées. Dans la nuit du 15 au 16 août, le boulanger Roch Briand sort de son fournil une fournée fatale qui va intoxiquer des centaines de clients, dont des dizaines seront victimes de sévères hallucinations et cinq trouveront la mort.

L'émotion est considérable. Quelle est la main coupable ? Celle du meunier, du boulanger, d'un criminel ? Quel est l'agent corrupteur ? L'ergot de seigle, le mercure ? Des mycotoxines ? L'historien mène l'enquête et nous fait découvrir au fil des pages une société encore rurale, vivant très modestement. La plupart des ménages ne disposent pas de l'eau courante et vont tirer l'eau au puits. Les femmes lavent leur linge au lavoir. La hausse des prix atteindra 17% en 1951. Les hommes politiques sont discrédités. Dans un rapport, les renseignements généraux relèvent que chez les habitants de Pont-Saint-Esprit, le thème majeur de mécontentement est la vie chère. Sur ce point, c'est bien le seul, rien n'a changé.

Publicité
Publicité
Commentaires
Marie-Pierre RAMOS
Publicité
Newsletter
Archives
Marie-Pierre RAMOS
Publicité